POURQUOI ON ENDURE?
Publié le 23 Mai 2010
Source: ROCRAY, Liliane.
Coup de Pouce
, Mars 1997.
Malgré les campagnes de conscientisation dans les médias, la violence conjugale continue de défrayer
les manchettes. Au Québec, chaque année, une trentaine de femmes se font assassiner par leur
conjoint ou ex-conjoint, tandis que plus de 300,000 autres subissent les contrecoups de la violence.
Pourquoi endure-t-on et comment faire pour s’en sortir?
Quand on n’y est pas confrontée, on juge la violence conjugale inacceptable, qu’elle soit
psychologique, verbale ou physique. Mais, lorsqu’elle fait partie du quotidien, elle engendre un réseau
inextricable d’émotions contradictoires dans lequel la victime s'enlise, partagée entre l’envie de fuir et
celle de rester, avec l'espoir que cela passera. Et le coeur a des raisons que la raison veut ignorer...
Voici donc les principaux motifs qu’invoquent les femmes qui restent avec leur conjoint violent et, pour
chacun, des portes de sortie possibles.
«J’ai peur»
La peur est la principale raison pour laquelle une femme endure la violence conjugale. «La peur te rend
inintelligent rappelle Luce, 46 ans. Tu ne bouges plus, tu ne réagis plus, sauf pour essayer d'éviter le
prochain coup. Je restais là, impuissante, et je dépérissais. Tout ce que je savais, c'est que je n’allais
pas me suicider à cause de ça.»
«Ça», c'est un séchoir à cheveux allumé que son conjoint brandit au-dessus du bain dans lequel Luce
se trouve. C'est un manche de balai lancé comme un javelot dans son dos. C'est un collier dont il se
sert pour l'étrangler. Il aura fallu l'intervention d'un couple d'amis, alarmés par la détérioration physique
et mentale de Luce, pour la décider à quitter son mari. Ils lui ont offert un appartement qu'ils
possédaient et l'ont accueillie chez eux la semaine précédant le déménagement. Le jour J, elle a
emménagé avec une colocataire, à la fois pour partager les frais et pour combattre la peur. La terreur a
disparu petit à petit et Luce s'est trouvé du travail. Un an plus tard, elle demandait le divorce.
Ce qu'on petit faire:
Micheline Dubé, psychologue qui traite surtout des problèmes de violence
conjugale, conseille vivement de se rendre avec nos enfants dans une maison d'hébergement pour
y faire le point en toute sécurité. Si on ne connaît pas de maison d'hébergement, on téléphone à
S.O.S. Violence conjugale
. En opération 24 heures sur 24, cet organisme est en liaison constante
avec les quelque 85 maisons d'hébergement du Québec.
Avant de partir:
réunir tous les documents essentiels, pour soi et les enfants (contrat de mariage,
livrets de banque, clés, cartes d'assurance-maladie et d'assurance sociale, etc.), et les placer en
lieu sûr, hors de la portée du conjoint. Et nul besoin de le prévenir de notre départ!
«Mon amour va le changer»
Malgré les humiliations et la menace que son mari trouve une femme plus jeune qu'elle, Sylvie est
restée 12 ans avec lui. Ce mariage, la jeune femme de 34 ans en avait fait son cheval de bataille pour
prouver aux autres qu'elle était la femme qu'il fallait à son mari (qui avait connu deux relations
catastrophiques auparavant). Comme il se contentait de frapper sur les murs, Sylvie ne se croyait pas
victime de violence conjugale, jusqu'au jour où elle a vu une dramatique de Janette Bertrand. Il lui a
semblé se reconnaître, mais elle a téléphoné à une maison d'hébergement pour vérifier «si c'était
correct, ce que je vivais, vu que je ne me faisais pas battre».
En mars 1993, son mari lui annonce qu'il la met à la porte. «J'ai négocié pour partir en juillet, mais les
événements se sont précipités. On faisait chambre à part et une nuit, je me suis réveillée et il était là,
carabine à la main, en train de chercher les balles sous prétexte qu'il avait entendu du bruit. J'ai
paniqué ...» Elle s'est réfugiée avec sa fille chez une amie et a obtenu du soutien à la maison
d'hébergement qu’elle avait contactée.
Valérie, 23 ans et mère de trois enfants, était encore en maison d'hébergement au moment de notre
entretien. Son leitmotiv est le même que celui de Sylvie: «Je vais tellement l’aimer qu’il va changer.»
Actuellement, elle est aux prises avec le mur de silence (qui est une autre forme de manipulation) érigé
par son conjoint. «Avec lui, tout est tabou, on ne peut parler de rien. À ses yeux, c’est moi la faiseuse
de merde, et quand il répond, c’est par méchanceté. J’ai l’impression que ma vie est foutue et que plus
un homme ne voudra de moi.»
Ce qu'on peut faire:
Se demander ce qui nous pousse à jouer les «sauveuses» . «C'est parfois valorisant d'endosser le
rôle d'héroïne, ça donne une raison d’exister, commente Micheline Dubé. Sylvie entend encore la
phrase magique d'une intervenante qui lui a demandé: «Tu étais qui avant cette relation?»
«Comme je n’ai pas le physique d’un mannequin, je me disais qu’à part mon mari, personne d’autre
ne pourrait m’aimer! Aujourd’hui, je ne veux plus sauver personne, je veux un complice.»
«J’ai honte, c’est de ma faute!»
La violence conjugale engendre une perte d'estime de soi ainsi qu'un grand sentiment de honte et de
culpabilité. Hélène Langlois, intervenante au CLSC Saint-Louis-du Parc, à Montréal, le constate
souvent: «La honte fait non seulement que les femmes restent, mais en plus, elles s'enferment dans le
silence, de peur d'être jugées. Il faut d'abord déresponsabiliser la victime en lui faisant réaliser que la
violence n'est pas son choix à elle, mais son choix à lui.»
À 52 ans, Colette Breton en connaît long sur la culpabilité. Avant d'épouser son chum, elle a eu trois
enfants de lui, qu'elle a dû confier en adoption parce qu'elle était mineure. Une fois mariée, elle a eu
deux autres enfants de ce même homme qui, pourtant, était déjà violent. Se sentant coupable de
l'abandon de ses trois premiers bébés, Colette s'est accrochée à l'idée qu’elle pourrait les reprendre un
jour, à condition de rester avec le père. Ce qu'elle a fait pendant 23 ans. Mariée surtout pour le pire,
elle a enduré les coups, les injures, le contrôle, le mépris. Un jour, elle décide de s'inscrire à l'université.
Son conjoint, ulcéré qu'elle n'ait pas sollicité sa permission, lui dit: («Si je te pince en train de parler à un
gars, je vais te tirer, pis tu vas mourir comme t'as vécu, sans tête.» Elle a réagi le jour où son fils de 16
ans lui a annoncé: «Papa a vu un beau fusil chez Canadian Tire.» C’est à ce moment-là que Colette
s’est réfugiée dans une maison d’hébergement pour femmes où elle travaille comme intervenante
depuis une dizaine d’années.
Ce qu'on peut faire
• Briser le silence.
Si on n'a pas d'amie proche ou si on redoute les questions du genre «Qu’astu
fait pour qu’il te batte?», on s’adresse au CLSC de notre région, qui dispose d’un personnel
qualifié et rompu aux mécanismes de la violence conjugale. On y propose des consultations
gratuites et individuelles, à raison d’une fois par semaine.
• Dénoncer.
Même si c'est extrêmement pénible. Selon Diane Prud'homme, du Regroupement
provincial des maisons d'hébergement et de transition pour femmes victimes de violence, une
femme a toujours avantage à dénoncer son conjoint puisque, de ce fait, il devient «visible» et
fiché aux yeux de la loi. Hélène Langlois abonde dans ce sens: «Ce n'est pas le conjoint que l'on
condamne, c'est son geste criminel. C'est un droit légitime que de dénoncer ce geste et on
n'hésiterait pas à l'exercer contre un inconnu qui nous aurait agressée dans la rue.»
«J’ai peur qu’il se suicide»
«Le conjoint violent va utiliser toute la gamme des menaces, de l'homicide au suicide, souligne
Micheline Dubé. Ce type d'homme est extrêmement manipulateur, et la femme sent bien sa fragilité. «Il
a besoin de moi», finit-elle par se dire, malgré l'enfer qu'il lui fait vivre.»
Même à l'abri avec ses trois fils, Mia, 34 ans, s'inquiétait encore pour son mari, qui assumait seul les
travaux de la ferme. Elle n'oubliera jamais la scène de son départ. Réveillé par le bruit du moteur, son
mari a surgi de la maison en hurlant, grimpant sur le capot et s'acharnant contre le pare-brise. Ayant
enfin réussi à démarrer, Mia s'est rendue avec ses enfants au poste, où un policier, alarmé par la
cicatrice au menton du fils aîné, a signalé le fait à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).
Mia, elle, a porté plainte au criminel avant de se réfugier chez son frère.
Le lendemain, elle prenait rendez-vous avec une psychologue du CLSC. Rongée par la peur que son
homme n'entretienne des pensées suicidaires, elle l'a rencontré en cachette (en raison de l'accusation
dont il faisait l'objet, son mari n'avait pas le droit de l'approcher) afin de discuter de la nécessité d'une
thérapie pour hommes violents. «J’ai été chanceuse qu’il accepte de se faire aider, raconte-t-elle. Je lui
ai donné sa chance parce que je l’aimais encore et que c’est le père de mes enfants. Et puis, je me suis
dit que, si je me séparais, je risquais de tomber sur un autre gars avec les mêmes bibittes.»
Ses bibittes, Yves est allé les regarder de près dans centre pour hommes violents (voir Les
groupes
pour hommes violents
, plus bas). Cinq mois plus tard, et lui ont repris la vie commune. Ils ont par la suite
entrepris une thérapie de couple.
Ce qu'on peut faire
• Si on n'est pas prête pour une thérapie on peut se retirer pour une semaine (dans une maison
d'hébergement ou chez une amie), le temps de prendre du recul et de se rendre compte que
l'autre n'a sur nous que le pouvoir qu'on lui accorde.
• Lire
Quand l'amour ne va plus - Échapper à un conjoint manipulateur.
On y trouve des conseils,
des exercices et une mine de renseignements précieux.
«Ce n’est pas si grave...»
Même en maison d'hébergement, Colette Breton ne voyait pas qu'elle était victime. Ce n’est que
quelques mois plus tard, lorsqu'elle a raconté son expérience au cours du premier colloque québécois
sur la violence conjugale, que Colette a admis la réalité: «À mesure que j’alignais les mots et les faits, je
me rendais compte de ce que je disais.»
Ce qu'on peut faire
• Mme Breton suggère de tenir un journal des événements. S'il le faut, utiliser un code si on a
peur que l'autre ne le lise. Par exemple: le 18, bouche (gifle); le 22, bleu (coup de poing), etc. Le
fait de tenir un journal permettra de réaliser non seulement la présence de la violence, mais
aussi sa fréquence. «Un jour, ce journal constituera peut-être une preuve pour la famille, les
policiers et l’avocat», ajoute Mme Breton.
• Lire
Choisir qui on aime,
par Howard M. Halpern.
Que vont devenir mes enfants sans leur père?»
Selon une analyse menée en 1991 par Santé Canada, les enfants témoins de violence familiale ont
tendance à reproduire les comportements de leurs parents. Les filles risquent davantage de se
retrouver avec un partenaire violent, et les garçons, de perpétuer le modèle paternel dans leurs
relations futures avec les femmes (trois fois plus que les autres garçons).
Benoît, 25 ans, en est un exemple typique. Son grand-père, son père et son frère sont violents. Lui, il a
commencé à 20 ans lorsqu'il a frappé sa blonde de trois coups de poing au visage. Le lendemain, il
s'est rendu au CLSC, où on lui a vivement conseillé une thérapie pour hommes violents. «J'y suis allé à
reculons une première fois, en externe, pendant 15 semaines. Ça m'a pris du temps à voir mon
problème, je ne réalisais même pas que j'en avais un! Plus tard, je me suis fait une autre blonde et j'ai
recommencé à être violent, mais seulement verbalement. J'ai réussi à la convaincre que c'était elle qui
avait un problème!»
Ébranlée, sa copine est allée consulter le thérapeute de Benoît. «Il a sauté sur le téléphone pour que
je fasse une thérapie intensive de 26 jours. Encore là, je refusais de me voir. C'est seulement au bout
de quatre jours que j'ai embarqué dans ma thérapie. Ç'a été un calvaire, entre autres lorsque j'ai réalisé
que j'avais aussi agressé ma blonde sexuellement. Aujourd'hui, quand je vois mon frère taper sa fille, ça
me bouleverse. Dans mon cas, je pense avoir mis un stop à une génération de violence. Je me sens
prêt à avoir des enfants dans la joie, le respect et la non-violence.»
Ce qu'on peut faire
• Pour le conjoint. Si on tient à lui, l'inciter à suivre une thérapie pour hommes violents.
• Pour les enfants. Ne pas hésiter à consulter (gratuitement) une psycho-éducatrice du CLSC. Car,
lorsqu'ils sont témoins de violence, les enfants se trouvent coincés dans un conflit de loyauté. Ils
peuvent devenir anxieux, voire dépressifs.
«Je n’ai pas d’argent»
Peu de femmes semblent savoir qu'elles ont droit à la sécurité du revenu lorsqu'elles quittent un
conjoint violent et qu'elles sont sans travail.
Ce qu'on peut faire
• Pour connaître les conditions relatives à une demande d'aide sociale, on s'adresse au Bureau
des renseignements et plaintes de la sécurité du revenu.
• Si le fait de demander de l'aide sociale blesse trop notre fierté, Mme Breton suggère, si c'est
possible, de mettre un peu d'argent de côté, que l'on cachera dans les vêtements d'été ou
d'hiver, avec nos documents importants.
Des statistiques effarantes
• Au Québec, chaque année, une femme sur neuf est victime de violence conjugale.
• Au Canada, une femme sur cinq qui se présente à l'urgence est victime de violence conjugale.
• Il existe plus de 80 maisons d'hébergement sur l'ensemble du territoire québécois.
• Pour 27 des 33 maisons membres de la Fédération des ressources d'hébergement pour femmes
violentées et en difficulté du Québec, on a reçu 89,979 appels à l’aide en 1995-96.
• Parmi les victimes de violence conjugale, 3% tentent de se suicider.
• En 1994, 14,121 cas de violence conjugale ont été portés devant la cour, contre 11,795 en
1993: une hausse de 19,7%.
Quand on dénonce: comment ça se passe
• Sur un appel du 9-1-1, le policier se rend immédiatement chez la victime, que l'homme y soit
encore ou non. «Dès qu'on sent qu'une situation est explosive, explique le Constable France
Lambert, on sépare les conjoints. S'il n'y a pas lieu d'arrêter monsieur, on l'incite fortement à
passer la nuit ailleurs et on insiste pour qu'il laisse ses clés à la maison. Une fois qu'il est parti, on
dit à sa conjointe de nous prévenir s'il est agressif à son retour, le lendemain.» Pour s'assurer
que les enfants et la victime seront en sécurité, le policier leur conseille de se rendre dans une
maison d'hébergement.
• Si la femme refuse de se rendre dans une maison d'hébergement, le policier lui propose de la
référer, en toute confidentialité et avec son consentement écrit, au CLSC de sa région. Si elle
accepte, elle sera contactée par téléphone dans un délai maximum de 8 heures par une
intervenante, qui lui parlera des services dont elle pourra bénéficier.
Selon le Constable Lambert, cette étape est cruciale: «Je dis aux femmes qu'elles ne sont peut-être
pas prêtes à s’adresser tout de suite au CLSC, mais que ce sera peut-être différent dans une semaine
ou un mois. À ce moment-là, elles seront contentes d'avoir les coordonnées. À mon sens, lorsqu'une
femme accepte de se faire aider, elle a déjà fait la moitié du chemin.»
Ce qu’il faut savoir
• Depuis 1986, la loi permet aux policiers qui répondent à un appel de violence conjugale de porter
plainte contre l'agresseur, même si sa conjointe ne le fait pas.
• Les sentences
peuvent varier d'un cas à l'autre. Par exemple, l'homme peut écoper en même
temps d'une amende, d'une période d'incarcération et d'un temps de probation avec des
conditions précises (comme une ordonnance de non-visite ou de se tenir à plus de 500 pieds de
la résidence de sa conjointe).
• S'il est sur le point d’être libéré
. Le projet Communic-Action, mis sur pied avec le concours de
S.O.S. Violence conjugale, assure le suivi avec la femme dont le conjoint a été incarcéré. Ainsi,
dès qu'il passe au Palais de Justice de Montréal, Communic-Action avertit immédiatement sa
conjointe du jour et de l'heure exacte où il sera libéré, et sous quelles conditions. La conjointe
sait donc à quoi s'en tenir et peut se préparer: elle voudra peut-être, par exemple, changer les
serrures de la maison et sera prête à prévenir la police si son conjoint ne respecte pas les
conditions de sa remise en Iiberté. De leur côté, les policiers du territoire de la Communauté
urbaine reçoivent tous par fax une copie de ces conditions.
LE CYCLE DE LA VIOLENCE
Phase 1: Escalade.
Montée de tension causée par des incidents mineurs (engueulade pour avoir
oublié le sel, par exemple).
Phase 2: Explosion.
Au début l'élément déclencheur est extérieur au couple. Ce peut être le stress,
l'alcool, trop ou pas de travail, etc.
Phase 3: Retour au calme
(période aussi appelée «lune de miel» ). Excuses, réconciliation, cadeaux et
fleurs, jusqu'à ce que de nouvelles tensions s'accumulent et qu'on retourne à la phase 1.
Plus le cycle se répète, plus les épisodes se rapprochent et s'aggravent. À ce stade, l'élément
déclencheur est partie intégrante du couple: famille, finances, éducation des enfants sexualité, etc.
Enfin, on aboutit à la présumée incompétence de la femme, qui sert désormais de prétexte à la violence
du conjoint. Le transfert est complété: pour le conjoint, c'est la femme qui est responsable de la tension.